Michael Maranda

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Catalogue essay

“D'une disparition à l'autre, et cetera.”
Galerie B312 cahier #27, April 1998
Kalliopi Nikolopoulou


Avec les cathédrales de Monet et les constructions obsessionnelles de Sol Lewitt, le sublime s’est révélé tantôt répétition tantôt reproduction sérielle. Tandis que Monet luttait contre l’impossibilité de tenir le moment propre de la peinture — cette harmonie utopique entre la vision et son objet — Lewitt se conforme de tout coeur aux exigences d’une telle impossibilité. Il semble que l’artiste contemporain, irrévocablement marqué par la tradition de l’art et l’impact négatif de la «fin de l’art» telle que déclarée par la philosophie moderne, repère le sublime dans l’absurdité, dans l’incapacité humaine à dire «et cetera». Et cela, à une époque où la pensée abstraite et la réalité virtuelle sont à l’honneur. Manifes-tement plus près du minimaliste que du peintre impressionniste, Michael Maranda interroge non pas le sublime mais la perte de celui-ci. A la différence, cependant, de Lewitt, l’interrogation de Maranda s’effectue sur un mode plus élégiaque que cynique.

On a déjà beaucoup discuté de l’épuisement du sublime comme figure, comme discours, mais aussi comme expérience. Le sublime, pour ainsi dire, est disparu. Pis, il est devenu un topo qui interdit, tout en étant lui-même interdit. Si l’on accepte que l’histoire du sublime ait une fin, on ne peut qu’admettre la disparition de l’histoire sublime, c’est-à-dire l’histoire cie la reléve et de la destruction simultanees, soit l’histoire hégélienne d’Aufhebung.

Chez Michael Maranda, le mot Aufebung et la notion abstraite à laquelle il renvoie acquièrent tous cieux un visage. Si les oeuvres réunies pour cette exposition rendent visible l’Aufhebung, elles le font à travers les traces de son effacement et de sa disparition. A la fois uniques et identiques — un peu comme les événements tragiques de l’histoire qui se ressemblent, mais qui ne se répètent jamais tout à fait, comme aussi nos traumatismes si comparables, mais pourtant singuliers, — ces oeuvres représentent l’instant d’une histoire déjà vécue, une histoire expérimentée, exprimée, puis perdue.

Afin de comprendre et de représenter le gouffre entre l’événement et son évanouissement, entre l’histoire et la perte, Maranda aborde l’image par le biais de l’écriture. Le besoin d’énoncer ses intentions l’amène souvent à arpenter des territoires linguistiques et, si j’ose dire ici, symboliques. En effet, ses «dessins» prennent forme aux confins du langage et de l’écriture. Puisque le langage ne peut exprimer ce mouvement cie la disparition, l’artiste s’ouvre aux possibilités offertes par le médium du dessin. Ainsi, il entame son interrogation de l’histoire à partir d’une position négative, où l’histoire comme objet et l’objet historique ne peuvent être confrontés qu’à travers un contexte de dessins, lesquels demeurent toutefois sans contexte.

Et bien qu’il invite à l’écriture, au processus d’écrire et de décrire, Maranda reconnaît l’impossibilité de faire réciter le récit, d’exprimer en mots l’événement et son expérience. Il préfère donc y aller par la route de l’effacement. Se refusant de raconter le passé, ses dessins exposent tout simplement une histoire défigurée dont le manque constitue le seul présent de notre mémoire.

Quant à la méthode utilisée, elle demeure monumentale. Habité de patience, peut-être la plus importante de toutes les qualités artistiques, Maranda consacre du temps à son oeuvre; non seulement son temps à lui, mais aussi le temps propre de l’objet d’art, celui qu’il requiert pour exister. L’insistance, la patience, l’attention et la précision du mathématicien avec lesquelles Maranda confronte son objet, témoignent de l’importance de son enquéte qui se développe vers la réinvention du passé ou, suivant Walter Benjamin, vers celle de l’aura. En effet, présentés à distance du mur, les dessins bénéficient de la couleur subtile de ce dernier, de son contraste lumineux qui semble les éclairer par derrière. Observant le jeu de la distance entre le mur et le dessin suspendu, l’oeil retrouve pour un moment l’aura perdue et oubliée. Grâce à cette subtilité de distance et de couleur, Maranda parvient à nous donner l’impression d’une luminosité exquise qui ne se révéle qu’au moment de son évanouissement.

Si je devais caractériser son style, sa marque propre dans le domaine artistique, de même que son effort courageux pour réfléchir à quelquesuns des principes les plus prégnants de la pensé occidentale, je dirais qu’il met en pratique l’attention et la patience que ces problèmes théoriques ou philosophiques exigent. Convaincu de la difficulté d’évoquer des problèmes temporels, Maranda les transforme en problèmes visuels, ou mieux, en problèmes manuels: il répéte, efface, et refait ses oeuvres de manière à ce qu’elles soient, non pas complètes, mais abandonnées. Son travail souligne la difficulté, et en même temps la nécessit, de comprendre ce qui passe en invoquant le temps, l’histoire et, enfin, notre finitude. Si l’entreprise, suggére-t-il, est a priori guettée par l’échec, il faut néanmoins y réfléchir et continuer, dans le désespoir même, à représenter cet échec. Quant à l’insistante attention de cet artiste, rien ne la décrit mieux que la formule suivante de Malebranche: «L’attention est la prière naturelle de l’âme.»


Kalliopi Nikolopoulou a récemment obtenu un doctorat en Littèrature comparée et enseigne à l’Université de Rochester ainsi qu’aux colléges Hobart et William Smith à New York.